21.6.16

Analyse 7 (2016) : La Turquie après l'Irak et la Syrie ?

Paix et Justice au Moyen-Orient

STRASBOURG, le 21  juin 2016

cpjmo@yahoo.fr                                                               
                           
                      La Turquie après l'Irak et la Syrie ?

 La décomposition de l'empire ottoman est-elle vraiment terminée ?

Pourtant, tout avait bien commencé pour le "sultan Recep Tayyip Erdogan", président turc, qui songeait peut-être à arracher quelques morceaux de territoire de ce qui fut jadis l'arrière cour du défunt "empire ottoman".
   
En effet, l'Irak est en état de décomposition avancé. Le pouvoir central n'a plus de prise sur le Kurdistan irakien qui s'émancipe sous la "protection" des Etats-Unis, voire d'Israël. Les sunnites sont majoritairement sous la coupe de « l'Etat islamique" (EI) en pleine déroute.
  
La Syrie est un champ de bataille où les puissances militaires occidentales et orientales se livrent une guerre sans merci par "forces spéciales" (américaines, britanniques, françaises), milices confessionnelles (chiites et sunnites) ou ethniques (Kurdes, Arabes, Turkmènes, etc.) et conseillers iraniens, russes, américains, français, britanniques interposés.
  
Tout avait bien commencé pour Erdogan, mais les rapports de force mondiaux et régionaux n'ont pas tranché en sa faveur. En effet, côté occidental, il existe plusieurs types d'alliances en Syrie, souvent opposées. La plus importante est le MOM, un centre d'opération militaire installé dans le sud de la Turquie où siègent les principaux partenaires des mercenaires djihadistes (Arabie saoudite, Turquie, Qatar, France, Royaume-Uni), sous la baguette de la CIA. L' "Armée de la conquête"  - cartel djihadiste et wahhabite formé d'Ahrar Al-Cham, et du Front Al-Nosra, une émanation d'Al Qaida - est grassement armée et entretenue par le MOM et par l' "impôt religieux" versé aux djihadistes par des richissimes citoyens-donateurs saoudiens, qatari, koweitiens, etc.
  
"Forces démocratiques syriennes" (FDS), une coalition de groupes kurdes et arabes, dominés par des "Unités de protection du peuple (YPG) - une émanation du "Parti des travailleurs du Kurdistan" de Turquie (PKK) en guerre contre l'Etat turc - qualifiées de "terroristes" par Ankara, mais soutenues par les Etats-Unis.
    
Il faut souligner que les YPG, considérées comme un allié fiable par Washington, sont engagées dans la reconquête de Rakka, la "capitale" de l'EI en Syrie. Le but final des YPG est de réaliser " la jonction entre les cantons kurdes de l'est (Kobané, Jazira) et de l'ouest (Afrine)". Ce qui faciliterait la formation d'une entité kurde au sud de la Turquie. Un sacrilège pour Ankara.
    
Pour la Turquie, la menace est multiple. Elle est prise entre deux feux : celui du PKK à l'intérieur du pays, surtout à Diyarbakir, province peuplée majoritairement de Kurdes,  hostiles au pouvoir central, d'une part et celui du YPG sur son flanc sud, d'autre part.
   
Pour manifester leur soutien aux combattants kurdes, les instructeurs américains portent les insignes du YPG sur leurs uniformes. La divergence irréconciliable américano-turque éclate ainsi au grand jour.

Irréconciliable, car la politique régionale du pouvoir turc vis-à-vis des Kurdes est opposée aux plans américains, établis au temps de Georges W. Bush, de construction de nouveaux Etats à caractère ethnique (kurde) ou confessionnel au Proche et Moyen-Orient.
   
Pour parer aux dangers qui menacent sérieusement l'intégrité territoriale de la Turquie, le pouvoir s'appuie désormais sur les forces les plus réactionnaires régionales et nationales.
   
Sur le plan régional, la Turquie soutient l'Etat islamique, bête noire des puissances occidentales qui subissent ses attentas meurtriers. Elle bombarde les combattants kurdes anti-Daesh et autorise l'approvisionnement de l'EI en combattants, armes et argent via la Turquie. L'ennemi commun kurde rapproche Ankara et l'EI.
  
Alliée de Daesh (acronyme arabe de l'Etat islamique), la Turquie s'oppose en fait à la politique de ses alliés américains et français dans cette partie du monde. Ambiance.

La zone située entre Jerablus et Azaz, ainsi que la ville de Manjib, villes syriennes situées au sud de la frontière turque, sont les portes d'entrée de l'aide à Daesh. Manjib, située dans un corridor entre la Turquie et Rakka  est actuellement encerclée par des FDS, soutenues par des forces spéciales américaines et françaises.
  
Les Etats-Unis et la France contre les intérêts turcs en Syrie ? Oui sur le terrain, même si  - sur le papier - les trois pays sont membres de l'Alliance Atlantique (OTAN), et alliés stratégiques. Je te tiens, tu me tiens…
  
Sur le plan intérieur, Erdogan tente de reconfessionnaliser l'Etat laïc en s'appuyant sur la frange intégriste de la population afin de faire renaître l'esprit de l'empire ottoman du défunt califat. Cette fois-ci, l'Histoire se répète de façon comique !
  
L'expérience millénaire des guerres montre que pour éloigner les périls et assurer la protection des périmètres d'intérêts naturels d'une puissance ou d'un empire (frontières et zones d'influence), il faut déployer ses forces militaires au-delà des frontières, aménageant une "profondeur stratégique", en ouvrant de nouveaux fronts contre les adversaires potentiels. Ce qu'a fait l'Iran, à l'instar des puissances militaires occidentales, en créant des "forces de réaction rapide", en déployant les milices chiites pro-iraniennes (irakienne, syrienne, libanaise, afghane, pakistanaise) en Irak et en Syrie et en renforçant ses alliés à la frontière nord d'Israël. Ce que font régulièrement les puissances militaires et colonialistes occidentales américaine, britannique, française en Afrique, au Proche et au Moyen-Orient.
  
Cette leçon de l'Histoire a peut-être échappé à la Turquie actuelle, résidu de l'empire ottoman. Le pays est en guerre contre sa forte minorité kurde du Diyarbakir et menacé d'encerclement par les Kurdes syriens et leurs cousins turcs et irakiens, épaulés par les puissances militaires occidentales. Voici le cri d'alarme d'Erdogan : "Ceux qui utilisent l'organisation terroriste PYD [ Parti de l'union démocratique (un parti kurde syrien, émanation du PKK)] pour encercler la Turquie sur sa frontière sud cherchent à couper nos liens avec le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord." (Benjamin Barthe et Marie Jégo - Le Monde du 02 juin 2016).
 
"Ceux", ce sont les décideurs des puissances occidentales qui, en d'autres temps, ont contribué au dépeçage de l'empire ottoman. Maintenant ils tiennent à faire aboutir le projet du "chaos constructif". Ceux-là n'ont rien à cirer d'un Etat fragilisé, en prise avec la rébellion kurde qui perdure et qui menace la Turquie de partition si elle ne change pas sa politique envers la communauté kurde de Turquie.
  
Tout porte à penser qu'Ankara n'a pas su s'adapter à temps à une géopolitique en plein bouleversement. En effet, loin de pouvoir projeter ses forces au-delà de ses frontières, la Turquie subit de plein fouet l'assaut simultané des combattants kurdes de l'intérieur et de ceux de l'extérieur, transformés en fantassins des Etats-Unis.
  
Le ver est dans le fruit et la "route du sud" ne sera bientôt qu'un lointain souvenir. Les incantations d'ordre religieux d'Erdogan pour ressouder une nation en plein doute ne changeront pas les nouveaux rapports de force qui s'esquissent dans la grande région englobant l'Irak, la Syrie, le Yémen, le sud de la Turquie, voire l'Arabie saoudite. 

7.6.16

Analyse 6 (2016) - L'erreur de calcul des Etats-Unis au Moyen-Orient

Paix et Justice au Moyen-Orient

STRASBOURG, le 7 juin 2016

                                                                                  
      L'erreur de calcul des Etats-Unis au Moyen-Orient

 Les trois étapes de l'extension de l'empire américain depuis 1990

L'effondrement de l'Union soviétique a bouleversé l'équilibre des forces militaires à l'échelle planétaire, en particulier en Europe de l'Est, au Proche et Moyen-Orient; un effondrement qui a fait apparaître un vide dans cette vaste partie du monde où de jeunes pays comme la Yougoslavie, l'Irak, la Syrie, la Libye s'appuyaient sur l'équilibre de la terreur entre l'Union soviétique et les Etats-Unis pour exister et prospérer à l'abri des convoitises colonialistes.
  
Les puissances militaires occidentales, menées par les Etats-Unis, ont rapidement saisi l'occasion de mettre la main sur l' "espace soviétique" à l'est de l'Europe, en Asie Centrale et au Moyen-Orient. La "poussées vers l'est" s'est opérée en trois étapes.
   
Lors de la première étape, une dizaine de pays de l'ex-pacte de Varsovie ont rejoint le camp occidental "pacifiquement". Les Etats-Unis ont même installé des bases militaires dans les nouveaux pays d'Asie centrale, l'arrière-cour de la Russie. La Roumanie fut le seul pays ayant résisté à se faire phagocyter "pacifiquement" par l'Occident. Ceaușescu, le président de la République, fut arrêté avec son épouse  et tous deux furent fusillés le 25 décembre 1989 après un simulacre de procès. Il faut souligner le rôle décisif joué par les ONG et autres conseillers occidentaux lors du soulèvement contre Ceaușescu en Roumanie.
 
La deuxième étape fut plus sanglante. En effet la décomposition de l'ex-Yougoslavie s'est accompagnée de plusieurs années de guerre meurtrière où l'aviation américaine s'est acharnée sur la Serbie, puissance fédératrice de l'ex-Yougoslavie, décomposée ensuite en plusieurs entités ethniques et confessionnelles dont certaines ont rejoint l'Union européenne et d'autres attendent leur tour.
   
La troisième étape de "poussée vers l'est" de l'Occident, menée par les Etats-Unis, a commencé en 2001, avec la guerre d'Afghanistan, puis d'Irak en 2003. Cette étape n'est pas encore terminée et risque de durer de longues années. En effet, la campagne du Moyen-Orient se heurte à l'émergence d'une nouvelle puissance, l'Iran, qui modifie les plans initiaux des Etats-Unis. Ceux-ci pensaient pouvoir phagocyter la région aussi facilement que l'Europe orientale. Peine perdue.
  
Un rappel de l'histoire récente s'impose. Le renversement relativement facile des pouvoirs afghan et irakien devait être complété par celui de l'Iran, sorti exsangue des 8 années de guerre meurtrière avec l'Irak de Saddam Hussein, soutenu financièrement par les pétromonarchies du Golfe Persique et militairement par les puissances militaires occidentales, y compris l'Union soviétique. Or, la guerre fut aussi une bénédiction pour la théocratie iranienne qui élimina brutalement ses opposants intérieurs, souda le pays contre l'agression étrangère en attisant le nationalisme ancestral des Iraniens.
   
La guerre a permis aux militaires iraniens d'acquérir beaucoup d'expérience de terrain et de former, à partir des militaires irakiens capturés, des brigades de confession chiite, au service du clergé chiite autoproclamé "internationaliste". Faut-il souligner que la religion n'est qu'un outil, parmi d'autres, aux mains du pouvoir iranien pour asseoir son pouvoir et étendre son influence régionale.
   
L'organisation Badr fondée en 1982 en Iran, est la plus ancienne des brigades irakiennes que certains voient comme une section du Corps des Gardiens de la révolution, corps d'élite et idéologique du pouvoir iranien.
  
Profitant du renversement du régime de Saddam Hussein, de la dissolution de l'armée irakienne et la désorganisation de l'Etat, l'Iran envoya l'organisation Badr en Irak ; celle-ci s'est imposée peu à peu comme un acteur organisé et aguerri au sein du nouvel Etat irakien en gestation.
   
L'implication croissante des "amis" de l'Iran dans les affaires irakiennes a créé un nouveau terrain d'affrontement entre les Etats-Unis - vus comme pays agresseur et colonialiste par les Irakiens - d'une part et l'Iran - vu comme pays ami anti-américain - d'autre part.
   
L'intensification de la résistance irakienne, impliquant les milices chiites telles que l'armée du Mahdi de Moqtada Al-Sadr, particulièrement implantée parmi les populations chiites et miséreuses de Sadr City, a éloigné l'armée américaine des frontières iraniennes.
   
Voici le dilemme des Etats-Unis pendant la guerre d'Irak : se maintenir en Irak, deuxième plus grande réserve de pétrole au monde et consolider son influence politique contre celle de l'Iran grandissante, ou poursuivre ses plans de renversement du régime iranien qui a imposé un terrain de guerre loin de ses frontières ? D'autant plus que l'Iran a ouvert un nouveau front au sud Liban, développé son industrie d'armement, son arsenal balistique et son programme nucléaire.
   
La conclusion des accords nucléaires du 14 juillet 2015 a définitivement scellé le choix américain : composer avec l'Iran qui est à la tête de dizaines de milliers de miliciens aguerris en Irak, en Syrie, au Liban et ailleurs, plutôt que de vouloir renverser le régime de la république islamique.
  
Question. Les Etats-Unis, pouvaient-ils imaginer que le "chaos constructif" qu'ils ont créé et entretenu au Proche et Moyen-Orient conduirait à l'émergence de l'Iran comme la nouvelle puissance militaire adversaire de l'Occident ? Le doute est permis.
   
Nous pensons qu’il s’agit d’une erreur de calcul des Think tanks du Pentagone qui ne prévoyaient pas la renaissance de l' "empire Perse", voguant sur la vague des sentiments anticolonialistes des pays arabo-musulmans, au Moyen-Orient, en Asie centrale, en Asie et en Afrique.
En deux mots. La défaite cuisante des Américains au Vietnam facilita le renversement du Chah d'Iran. L'intervention américaine en Irak conduisit à la renaissance de l' "empire Perse", nouvelle version.

Si l'extension fulgurante de l'empire américain en Europe Orientale fut facilitée par l'agonie de l'empire soviétique, celle-ci bute actuellement sur les velléités d'une puissance militaire et politique renaissante, motivée, qui veut sa part du gâteau régional.

Iran- Etats-Unis et les milices ethno-confessionnelles

Il faut souligner qu'au cours de l'Histoire, et selon l'adage "diviser pour mieux régner", les colonialistes ont toujours confessionnalisé et ethnicisé les luttes d'indépendance nationale. Un seul exemple. La division de l’'empire indo-anglais donna naissance à l’Inde, majoritairement hindouiste, au Pakistan et au Bengladesh, majoritairement musulmans.
   
Le même type d'organisation politique s'observe dans les pays issus de l'éclatement de l'empire ottoman (l'Irak, la Syrie, le Liban, l'Arabie saoudite, etc.) où les pouvoirs sont artificiels, confessionnels ou ethniques, les frontières tirées au cordeau, la conscience nationale inexistante et où l'islam, dans ses différentes variantes, n'arrive pas à souder la population.
   
Actuellement, les Américains et leurs alliés (Saoudiens, Turcs et Qatari) alignent en Syrie des groupes confessionnels wahhabites, regroupés au sein de l'alliance militaire "Jaish Al-Fatah" (Armée de la conquête), composée du "Front Al-Nosra", la banche syrienne d'Al-Qaida, et le mouvement islamiste "Ahrar Al-Cham".
  
Des brigades de l' "Armée Syrienne Libre" (ASL), telles que "Harkat Hazm" ou le "Front des révolutionnaires syriens" (FRS), ainsi que les autres leaders de l'ASL se mettent sous la tutelle confessionnelle du Front Al-Nosra.
  
Les Kurdes, plus important groupe ethnique, sont gérés directement par les Etats-Unis dont les instructeurs portent les insignes du YPG (Unités de protection du peuple) sur leurs uniformes.
   
Vue la configuration confessionnelle du terrain, voulue par les protagonistes, certains journalistes n'hésitent pas à parler de l'affrontement chiites-sunnites au Proche et Moyen-Orient. Alors que lesdits protagonistes font partie du Groupe International de Soutien à la Syrie (GISS), regroupant 17 pays et trois organisations multilatérales, co-présidé par Moscou et Washington.
    

Les nouvelles frontières des futurs Etats seront redessinées, en grande partie, par les forces "ethno-confessionnelles" que les Américains d'une part et les Russes, et surtout les Iraniens, d'autre part, jettent dans la bataille. La paix attendra.